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La lettre : à table (?) !

Jan H. STEEN. La Joyeuse Famille. 1668

Je suis encore jeune caviste. 6 ans de métier, tout juste. Pourtant, certaines évolutions du métier, pour ne pas dire de la société dans son ensemble, se font déjà sentir sur une période aussi courte.

L’une des principales, qui n’a de cesse de m’interroger est le progressif effacement des repas à table festifs au profit des apéritifs dînatoires. La chose est de plus en plus nette. A la question “est ce qu’il y a un accord particulier ?”, la réponse devient presque deux fois sur trois “oh, c’est pour boire en grignotant” ! Je n’ai pas de statistique solide, les scientifiques m’en excuseront (si un ou une sociologue veut mener l’étude, la Cave lui est grande ouverte !). Mais le ressenti est là.

Je dois moi même admettre que je participe à cette tendance : les soirées amicales sont souvent plus l’occasion de houmous, de quiches, de cakes, de tartinades diverses et variées plutôt que du traditionnel “apéro-entrée-plat-fromage-dessert”. L’apéro a vampirisé le repas ! Cette tendance se remarque évidemment de manière particulièrement forte chez les plus jeunes (moins de 40 ans), mais force est de reconnaître que chez nombre de personnes plus mûres, elle s’installe doucement.

Finalement, les rares fois où un repas nous est donné comme base, il s’agit souvent, en été d’un barbecue, en hiver d’une raclette ou, pour les fêtes, d’une volaille aux marrons… La variété ne s’impose pas franchement. Et, fatalement, les accords ne peuvent guère être plus variés…

Difficile dès lors pour un caviste de ne pas trouver une telle évolution comme quelque peu dommage. Dommage d’un point de vue purement patrimonial, tout d’abord. L’entrée-plat-dessert, c’est une culture du temps pris pour manger, de la nourriture placée au centre de la convivialité. C’est un trait culturel fort sinon français, tout au moins méditerranéen. J’affirme souvent qu’en tant que Breton, je me sens culturellement plus proche d’un Ecossais ou d’un Irlandais que qu’un Marseillais. Exception faite de ce qui touche à la nourriture, auquel cas je me sens nettement plus proche d’un Grec, d’un Italien ou d’un Marocain que de personnes venant du Nord de l’Europe. Pas tant par ce qu’on mange que par la manière de concevoir le repas comme moment central de la journée et vecteur essentiel de sociabilité.

Dommage d’un point de vue découverte culinaire. Un cake, un houmous, des gougères, toutes ces mignardises apéritives peuvent certes être variées. Mais elles limitent tout de même drastiquement le champ des possibles ! Quelle tristesse de passer à côté de tous ces plats qui demandent du temps et de l’attention, aussi bien en cuisine qu’à table ! Le goût, c’est aussi prendre le temps d’apprécier, d’échanger, de partager !

Enfin, et surtout pour un caviste, quelle tristesse en terme d’accords ! Bien des vins, notamment les plus travaillés, ne révèlent tout leur potentiel qu’à table. Pas seulement parce que le vin nécessite un accord. Surtout parce que lorsqu’on prête attention à ce que l’on mange, on prête égale attention à ce que l’on boit ! J’ai toujours peine à vendre de très belles bouteilles qui seront bues en apéritif dînatoire, avec un accord pas forcément idéal, et dans un cadre où on ne prêterait pas grande attention au vin, à tel point qu’une jolie bouteille, bonne, mais bien plus simple (et moins onéreuse !) aurai tout autant fait plaisir !

Car ce changement de modèle est aussi celui d’un rapport au repas et à la nourriture : celle-ci devient secondaire, n’est plus l’objet des discussions, laisse la place à une autre convivialité. Peut-être les liens interpersonnels se renforcent-ils ainsi. La convivialité et l’échange sans prise de tête prennent toute leur place, dégagés qu’ils sont des codes rigides du repas bourgeois. Chaque évolution sociétale a ses logiques et ses avantages, heureusement ! Un apéro dînatoire, c’est participatif, c’est horizontal, c’est inclusif des différents régimes, c’est du temps dégagé pour faire autre chose que les tâches ménagères que sont la cuisine et dresser la table et qui restaient trop souvent l’apanage de quelques unes… En quelque sorte, c’est aussi une libération !

Mais quand on est attaché au produit, au repas, à la gastronomie, difficile de ne pas y voir malgré tout une certaine perte…